Alors que la crise sanitaire a accéléré la numérisation des services publics, Gilles Babinet coprésident du Conseil national du numérique, digital champion de la France auprès de la Commission européenne, conseiller de l’Institut Montaigne, enseignant à Sciences Po et serial-entrepreneur, nous livre à travers l’interview qu’il a accordée à RCL, son analyse sur les enjeux numériques des territoires. Rencontre.
RCL : Les mouvements sociaux des derniers mois ont mis en lumière les enjeux numériques auxquels fait face la France depuis maintenant plusieurs décennies. Comment l’expliquez-vous ?
Gilles Babinet : Ces dernières décennies, la migration des populations des campagnes vers les villes a accéléré la désertification dont les conséquences sont visibles : effondrement du foncier dans de nombreux territoires ruraux et villes de taille moyenne, hausse du chômage due à la fermeture des usines, des commerces, des services publics, disparition de l’offre culturelle, des transports et finalement du pacte républicain qui promettait l’égalité des chances sur tout le territoire. C’est ainsi que petit à petit, les citoyens de ces territoires retirés se sont sentis abandonnés, sous prétexte d’une fermeture d’usine, d’une école, de commerces ou encore du centre des impôts ou de la sous-préfecture, invités désormais à effectuer leurs démarches sur Internet. C’est ainsi que pour cette diagonale du vide, cette large bande qui va de la Meuse aux Landes, notamment, le mot magique est devenu « dématérialisation ». Le numérique y est apparu donc comme la seule réponse à tous les vides administratifs, avec le sentiment de la part de l’Exécutif que « le boulot est fait » et que c’est aux populations de s’en emparer pour sortir de l’isolement. Or pour ceux qui ont une mauvaise connexion ou une faible connaissance de l’Internet, il leur faudra infiniment plus de temps pour réaliser le parcours administratif demandé qu’il en aurait fallu avec un agent administratif. Sans compter le nombre de kilomètres à effectuer parce que les services se sont éloignés de leur domicile. Ce tableau n’a rien de caricatural car des centaines de milliers de Français semblent, à la lecture des commentaires disponibles sur le site du « Grand Débat », vivre ce parcours du combattant. Or, au-delà d’une virtualisation des services physiques existants, c’est une refonte de l’offre qui doit s’amorcer, afin de placer l’utilisateur-citoyen au centre de l’équation. En d’autres termes, il ne s’agit pas de numériser des formulaires administratifs au sein d’une procédure aboutissant à la délivrance d’un document en guichet physique, mais de considérer l’expérience de l’utilisateur-citoyen tout le long de son parcours : accompagner sa démarche en proposant des formations, centraliser ses informations et les mettre à disposition, développer des interfaces simples ou encore proposer des livraisons sécurisées. Et pour mettre l’utilisateur au coeur de la réflexion, le numérique et le design sont des outils indispensables.
RCL : Si les services numériques semblent être la seule réponse à la suppression, ici d’une boîte à lettres jaunes, là, d’un centre d’impôts ou de sécurité sociale, est-ce qu’ils répondent au pacte républicain qui voudrait que l’égalité des chances soit à peu près uniformément distribuée sur tout le territoire ?
G.B. : Non, le numérique, ne peut avoir cette prétention. Et c’est l’un des constats que font les « gilets jaunes » à travers leur révolte : cette solidarité qu’ils ont perdue et qu’ils ont tenté de recréer à travers cette « solidarité de rond-point ». Pour cette population issue des territoires, qui se compte par millions et qui couvre désormais presque deux générations, force est de constater que l’ascenseur social s’est arrêté. La réalité qu’ils perçoivent au quotidien est que leurs enfants vivent et vivront encore moins bien que leurs aînés. Et dans ce contexte, cette révolution numérique, qu’ils vivent à travers surtout l’e-commerce et la dématérialisation des services de l’État, est perçue comme une menace parce qu’elle a accéléré la fermeture des petits commerces, de la boulangerie au petit café, des lieux où s’entretient le lien social. Et ce sentiment d’abandon prend toute sa dimension avec la fermeture des services publics. Car en matière de services publics numériques, la France est l’un des rares pays où les administrés craignent que le numérique complexifie leur rapport à l’État au lieu de le simplifier.
RCL : Pourtant en matière de numérique, la France a mis en oeuvre une politique plutôt proactive tant sur le plan des infrastructures que des compétences ?
G.B. : Effectivement. C’est en 2013 que la France lance le plan Très haut débit en investissant massivement sur les infrastructures en fibre pour un montant de 20 milliards d’euros. Reste que la géographie de la France, le pays le plus grand et probablement le plus rural de l’Union européenne, a pesé sur les performances de notre pays en matière d’infrastructures. La France n’arrive alors qu’à la 25e place sur 27 dans le classement européen, même si l’accélération récente doit largement rebattre ce classement. L’accès à Internet reste encore fortement corrélé à la situation territoriale et certains territoires délaissés comptent de nombreuses « zones blanches » alors que le taux de couverture est de 100 % dans la totalité des grandes villes françaises. Certes, la situation évolue vite. D’une part, parce que le régulateur français contraint
fortement les opérateurs à investir, et d’autre part, parce que l’avènement de la 4G et bientôt de la 5G facilite considérablement l’accès des foyers en zones blanches. Mais pour autant Le taux d’illettrisme numérique français reste élevé et fortement corrélé à la géographie du territoire. La Commission européenne place la France en 19e position et selon le Syndicat de la presse sociale, le taux d’illectronisme atteint encore plus de 20 % de la population auquel s’ajoute celle qui sait surfer sur le Net, mais qui a du mal à comprendre le fonctionnement des services numériques considérés comme incompréhensibles. On comprend donc la notion de fracture numérique qui résonne avec les revendications émises par les « gilets jaunes » qui ont du mal à trouver leur place dans ce monde numérisé avec une incapacité à accéder aux services publics, soit par manque d’accès, soit par manque de compétences numériques, lorsque ce ne sont pas les deux conjugués.
RCL : Pour ce qui est des services publics, la numérisation est-elle aboutie ?
G.B. : Trop souvent, la numérisation n’est qu’une simple transposition du papier vers le digital, sans aucune refonte des services publics, qui sont par ailleurs identiques d’un bout à l’autre du territoire (déclaration d’impôts, pièces d’identité), sans tenir compte de l’accès au réseau et des compétences numériques des populations. Or cette transposition ne permet pas ou très peu de créer de nouvelles formes de services publics ou territoriaux. Quelques acteurs, par exemple La Poste, ont, il est vrai, apporté des solutions concrètes à la fermeture des bureaux locaux en déployant une offre de proximité et en mettant également le numérique au coeur de leur stratégie. De son côté, la Direction interministérielle du numérique (Dinum) met en oeuvre le programme Dcant, dont l’objectif consiste à créer une nouvelle catégorie de services numériques destinés aux administrés des collectivités territoriales. Pour l’instant, cette initiative se concentre sur les notions d’infrastructures numériques, alors que les services de proximité proposés restent limités. La faiblesse de l’expertise, l’absence d’infrastructures et le cadre réglementaire trop contraignant limitent donc fortement les possibilités d’un développement rapide de services innovants. Trop souvent, les services numériques sont construits en dépit des besoins réels et ne tiennent pas compte, ou faussement compte, des possibilités d’innovations induites par les modèles de management propres au numérique (scrum – méthodes agiles de gestion de projet –, design thinking) qui accordent une grande place à l’usager final et donc à la cohérence de l’ensemble du parcours de l’usager. En résumé, il ne s’agit pas de numériser des formulaires administratifs mais de mettre l’utilisateur au coeur de la transformation en considérant son expérience tout le long de son parcours : accompagner sa démarche en proposant des formations, centraliser ses informations et les mettre à disposition, développer des interfaces simples, proposer des livraisons sécurisées….
RCL : Comment construire des politiques publiques grâce au numérique à la hauteur des enjeux du XXIe siècle ?
G.B. : C’est un enjeu politique qu’il ne faut pas confier à l’administration sans préalablement en avoir défini précisément l’objectif. Car le défi des territoires est de taille : il s’agit de rétablir les principes d’égalité des chances qui sont consubstantiels de notre République mis à mal par la différence criante qui existe en matière d’offre de services publics entre les métropoles et le reste. Le dysfonctionnement du numérique éducatif en est l’exemple le plus frappant. Plus largement, qu’il s’agisse des services sociaux, de l’offre de transport ou encore de la rénovation énergétique, les plateformes numériques pourraient pourtant aider à une amélioration de l’efficacité de l’offre. L’outil numérique permettrait d’aller à la rencontre des publics fragiles, pour mettre en place des politiques plus inclusives. L’implication citoyenne paraît donc essentielle pour réussir, particulièrement dans les territoires, à générer des services qui trouveront une réelle adhésion auprès d’un public par définition difficile à saisir. C’est pourquoi le rôle des maires est essentiel. Car eux seuls sont en mesure d’évaluer les besoins de leurs populations.
RCL : Quels messages souhaitez-vous envoyer à l’Exécutif ?
G.B. : Il faut coconstruire de nouvelles politiques publiques avec l’ensemble des parties prenantes en utilisant le numérique comme levier d’amélioration de l’efficacité de l’offre. Pour enclencher cette dynamique, il faudrait créer des espaces d’innovation autonomes sponsorisés par la puissance publique, libérer les données d’intérêt général, utiliser le service civique pour adresser l’illectronisme, mais surtout privilégier la pensée design ou le design de service comme approche pour concevoir de nouvelles offres numériques.
Propos recueillis par Danièle Licata
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