TENDANCE. Le LMI s’est penché sur la mobilité des jeunes dans les territoires isolés à travers une étude que mènent deux chercheurs dans un village des Vosges de 126 habitants. Premiers résultats.
ALAIN MERGIER Sociologue, sémiologue, directeur de l’Institut WEI, membre de la Fondation Jean-Jaurès
Sociologue consultant, Alain Mergier a enseigné la sémiologie aux universités de la Tadeo-Lozano et Javeriana à Bogota, en Colombie. Il est aujourd’hui expert associé à la Fondation Jean-Jaurès. Il intervient sur les grandes problématiques des sociétés contemporaines : rupture sociale des milieux populaires, perception des risques, solitude, incivilité, mobilité en milieu rural, santé en milieu désindustrialisé, culture numérique des jeunes…
GÉRARD HERNJA Docteur en sciences de l’éducation
Gérard Hernja est coordinateur de formation et de recherche pédagogique à l’École de conduite française (ECF). Il a été chercheur associé au Laboratoire interrégional des sciences de l’éducation et de la communication (Lisec Lorraine), entre 2005 et 2014. À ce titre, il a pu mener des travaux de recherche sur les problématiques du risque routier, de l’Éducation à la sécurité routière (ESR) et du permis de conduire.
Aujourd’hui, l’avenir de notre pays se construit avec les jeunes. Pourtant, les inégalités entre eux, selon qu’ils habitent à la ville ou à la campagne, qu’il s’agisse d’accès à l’emploi, aux besoins primaires du quotidien, à la culture et, de facto, aux transports sont tenaces, comme le prouve le dernier sondage mené par la Fondation Jean-Jaurès. « Or, le droit à la mobilité et donc à l’autonomie est un droit générique qui régit tous les autres », rappelle Valérie Dreyfuss, déléguée générale du Laboratoire de la mobilité inclusive (LMI).
C’est pourquoi celui-ci a choisi de mettre le focus sur ces jeunes des territoires peu denses, les grands oubliés des politiques publiques, à travers une étude Jeunes Ruraux et mobilité, menée conjointement par le docteur en sciences de l’éducation Gérard Hernja et le sociologue Alain Mergier, en préambule des 6e Rencontres de la mobilité inclusive, qui se tiendront le 5 février 2020.
Thuillières, situé à quelques encablures de Vittel (88), a été choisi comme terrain de recherche. C’est aussi le lieu de vie de Gérard Hernja. « Thuillières est un village qui reste rural, mais qui n’est plus paysan. Ceux qui sont partis ont d’abord été remplacés par des citadins, travaillant à Vittel ou à Contrexéville puis, lorsque les effectifs des usines ont baissé, par des personnes revenant à la campagne, une fois leur carrière terminée, mais sans enfants. Ce phénomène a entraîné la fermeture de l’école et renforcé le désenchantement des familles. »
Et Gérard Hernja d’ajouter : « La ruralité, telle qu’observée à Thuillières, est donc celle où les jeunes couples rechignent à s’installer. Quant aux jeunes, ils ne choisissent ni de naître dans le rural ni d’y vivre. Ces choix sont ceux des parents. Ici, les enfants ne sont plus que deux à la maternelle, deux à la primaire et huit au collège. »
Le cadre est posé pour cette « recherche action », comme précisent les auteurs plutôt que d’étude, puisqu’elle met en avant la dimension prospective et qualitative. « Nous avons croisé les regards de deux chercheurs, à partir de leurs expériences dans le champ de la sociologie et des sciences de l’éducation », explique Valérie Dreyfuss, Et pour mener leur recherche Gérard Hernja et Alain Mergier ont abordé la question de la mobilité en la reliant avec le concept d’autonomie.
« Nous avons observé et suivi les jeunes du village, répartis a priori en fonction de leurs âges afin de comprendre le déroulement de leur vie ordinaire dans le village. Nous avons mené des entretiens réflexifs avec ces jeunes en les réunissant autour d’un objectif commun en partant des éléments d’observation issus lors de l’immersion, mais aussi des entretiens semi-directifs avec l’ensemble des parents, avec les personnes en couple dans le village et en âge d’avoir des enfants, et plus largement avec les habitants du village, pour apporter un éclairage complémentaire », détaille Gérard Hernja.
À Thuillières, Gérard Hernja observe un dispositif de mobilité des plus jeunes qui repose largement sur la disponibilité des parents. En dehors du bus de ramassage scolaire qu’ils empruntent matin et soir, les enfants sont, en effet, véhiculés en voiture par leurs parents pour l’essentiel de leurs déplacements. « Une situation, certes contraignante, mais qui est vécue par les parents et les jeunes comme un accompagnement progressif vers l’autonomie, et qui donne l’occasion de renforcer les liens familiaux. Et fréquentant d’autres communes, les enfants développent ainsi un cercle de relations sociales plus large que le seul village », explique le chercheur. À part ceux qui ont le projet de reprendre l’exploitation ou l’entreprise familiale, « les jeunes ont tous intégré l’idée que, à un moment ou un autre, ils devront partir », ajoute Gérard Hernja.
Le rapport à la mobilité que l’on observe à Thuillières est ambivalent. « On rend les habitants dépendants de la voiture et aujourd’hui on leur demande de moins rouler les accusant d’être des pollueurs. » Et d’ajouter : « Les habitants se montrent très hostiles vis-à-vis de toute autorité publique, notamment de la communauté de communes ; seul le maire semble y échapper. Car ils ne croient pas aux solutions que l’on essaie de leur imposer comme le covoiturage. » Quant aux lignes de bus, elles ont été fermées, car personne ne les empruntait.
Face à ces premiers résultats de recherche, dont l’ensemble sera délivré en février prochain, Valérie Dreyfuss riposte : « Il importe plus globalement de s’intéresser prioritairement à la capacité des populations à accéder à l’ensemble des dispositifs. D’où les propositions sur l’apprentissage de la mobilité, avec la notion de “continuum éducatif” global intégrant les questions de sécurité routière et d’acquisition d’une “compétence mobilité”, que nous avons portées dans le cadre des Assises de la mobilité et de la Loi d’orientation des mobilités (LOM). »
Et de conclure : si les dispositifs multimodaux ont du mal à se démocratiser, c’est qu’ils sont rarement pensés avec les habitants, d’où l’intérêt de mettre en place des dispositifs qui partent du terrain et captent le « système D » de chaque territoire. C’est finalement ce que souhaitent les habitants de Thuillières.
Danièle Licata
Inscrivez-vous dès maintenant sur le groupe Facebook Paroles de Maires pour obtenir des informations quotidiennes sur l'actualité de vos missions.