« On ne réfléchit plus à l’aménagement du territoire depuis plusieurs décennies », déplore Christine Leconte, architecte et présidente du Conseil national de l’Ordre des architectes dans un plaidoyer porté par l’Ordre et ses élus, intitulé « Habitats, Villes, Territoires, l’architecture comme solution ». Rencontre avec une architecte qui défend bec et ongles un nouveau modèle d’urbanisme.
RCL : Vous venez de rendre public un plaidoyer porté et rédigé par les élus de l’Ordre des architectes intitulé « Habitats, Villes, Territoires, l’architecture comme solution ». Pourquoi ce plaidoyer ?
Christine Leconte : Parce qu’il y a urgence à changer de modèle. C’est un plaidoyer pour enfin, agir : nos villes sont les grandes oubliées des débats présidentiels. Pourtant, ce sont elles qui fondent les relations humaines. Or, face aux crises du climat et de la biodiversité aggravées par les pénuries des ressources dues au contexte géopolitique, nous, les architectes, ne pouvons plus attendre : il faut proposer une vision courageuse de la ville, à la hauteur des enjeux du siècle. Nous plaidons, après quarante années à fabriquer la ville facile, la ville qui s’est contentée d’avancer en occupant les espaces libres, sans se questionner sur son bon sens, pour un autre modèle plus résilient. Ce plaidoyer est un cri d’alarme, un appel au changement qui, hasard du calendrier, est sorti deux jours avant la publication du rapport du GIEC. Mais alors qu’il y a urgence à adapter la ville qui nous entoure aux chocs qui commencent, nous privilégions encore l’étalement urbain et la construction neuve. Il est temps d’en assumer l’héritage et d’engager sa transformation. En réparant la ville pour la rendre adaptable à tous, on bâtit une ville qui donne envie d’y poser ses valises. C’est pourquoi, ce plaidoyer s’adresse à tous, aux citoyens, aux élus, et plus encore à l’ensemble des décideurs. Car une fois de plus, il y a urgence. Trois personnes sur quatre, en 2100 subiront plus de 20 jours de canicule par an. Deux communes sur trois seront exposées (et le phénomène est déjà enclenché) à un risque naturel. Or aujourd’hui 66 % des déchets proviennent du secteur du bâtiment. Partant de là, se pose naturellement la question de l’aménagement de nos territoires de façon plus durable mais également de la façon dont les pouvoirs publics, les élus locaux et les architectes vont pouvoir travailler main dans la main pour construire la ville autrement en s’adaptant aux nouvelles contraintes pour survivre. Au-delà de s’adapter, l’autre défi est d’atténuer : comment on diminue nos gaz à effet de serre, en d’autres termes comment fait-on pour que la construction cesse d’être le plus gros pollueur, alors qu’aujourd’hui on sait bâtir avec zéro émissions carbone ? Vous l’aurez compris, ce plaidoyer est avant tout un plaidoyer pour les territoires. Un plaidoyer de la proximité, un plaidoyer pour élus en les incitant à plus d’anticipation et d’appropriation de leur commune.
À travers le plaidoyer vous alertez sur la vulnérabilité des territoires. Quelles sont les menaces à l’œuvre et à venir ?
C.L. : Aujourd’hui, nous sommes confrontés à des enjeux sociétaux majeurs face aux aspirations de nos concitoyens, compte tenu du contexte social, sanitaire et géopolitique. Des « gilets jaunes », à la crise de la Covid en passant par la guerre en Ukraine et ses implications directes sur le pouvoir d’achat des Français, les crises se percutent et renforcent la volonté de tout un chacun de vivre dans un cadre aménagé à même de rendre le quotidien plus facile, plus durable et plus résilient. Alors que l’étalement urbain continue et que les constructions neuves prolifèrent, une nouvelle vision de la construction s’impose pour mieux répondre à nos besoins et à nos attentes. Regardons déjà ce que nous avons et apprenons à réparer ce que nous avons, en bâtissant une ville qui donne tout simplement envie d’y vivre. Le territoire français est extrêmement équilibré car complémentaire ; entre métropoles, villes moyennes et communes rurales, cette imbrication territoriale est essentielle et riche de créativité.
Après quarante ans d’urbanisation, est-ce que la ville est réparable ?
C.L. : Réparer, oui c’est possible, mais il ne faut pas négliger le rêve des Français en imposant des formes urbaines inadaptées à leurs inspirations. Après les confinements, ils ont manifesté à travers de nombreux sondages, des envies de calme, de nature, de proximité mais également de confort. Ils souhaitent une relation apaisée avec leur ville. Aujourd’hui, pour résoudre cette équation, nous allons devoir travailler à fabriquer une ville à partir de la ville existante en la transformant, en la réparant tout en respectant le bâti existant pour mener de nouveaux projets dans lesquels les maisons individuelles auront leur place mais qui existeront sous une autre forme, en imaginant une forme de densification douce, en y incluant d’autres typologies d’habitations, des commerces, une école. Bref, travailler à réparer la ville et s’éloigner de ce que nous avons construit des décennies durant en développant le royaume de la voiture. On comprend que les élus doivent jouer un rôle majeur dans ce nouveau modèle. Avant chaque nouveau projet, un diagnostic de l’existant qui permet une meilleure appropriation de sa commune, s’impose. On ne réhabilite pas de la même façon à Limoges qu’à Nice ! Chaque ville possède ses propres caractéristiques qui fondent son identité. Aujourd’hui, il s’agit de partir de ce que le territoire peut offrir pour construire son propre mode de vie. Car habiter ne relève pas d’une seule question de logements. Dès lors qu’un maire écrit son récit il est en mesure de construire son plan d’urbanisme cohérent dans lequel toute la population s’inscrit.
Quel est le rôle des architectes ?
C.L. : Il faut que les élus travaillent main dans la main avec les architectes. Notre rôle est de se positionner plus en amont des projets. C’est pourquoi une de nos propositions est de permettre aux élus d’avoir accès à un architecte, via les services publics de l’architecture ou via un architecte conseil au sein de sa commune, afin de les accompagner dans leurs projets de construction, en les aidant à identifier les ressources dans le bâti déjà existant, mais aussi en les aidant à mieux appréhender en amont les enjeux de la commune. À titre d’exemple : sur la seule région d’Île-de-France, 2700 friches ont été recensées, soit 4000 hectares ! Et bon nombre d’exemples prouvent que la réhabilitation, ça marche ! À Paris, qui se rappelle aujourd’hui ce qu’était le 104, ce lieu culturel à la mode ? Il a été un abattoir et encore avant des pompes funèbres. Ce qui a été fait, ici est potentiellement faisable à toutes les échelles et à tous les territoires. Moralité : il s’agit de créer désormais à partir de ce que l’on a. En d’autres termes, de faire mieux avec moins, et d’abandonner le tout jetable pour aller vers la réparation. Et d’ailleurs, à l’échelle de l’humanité, il n’y a qu’au XXe siècle que l’on a appris à démolir le patrimoine.
Propos recueillis par Danièle Licata