"Cette pandémie cristallise une révolution culturelle qui était déjà installée"

Jean Viard, sociologue, directeur de recherche associé au CEVIPOF-CNRS, qui vient de publier aux éditions de l’Aube, « La révolution que l’on attendait est arrivée » en est persuadé. « Tout était déjà en place, mais il aura fallu une crise sanitaire sans précédent pour que des mécanismes discrètement à l’oeuvre ne deviennent socié­taux. En tête desquels : le retour en force des territoires. » Rencontre.

RCL : Plus d’un an après le début de la crise, peut-on, d’ores et déjà, établir un premier bilan ?

Jean Viard : Durant ces derniers mois, nous avons dû mener un combat immense planétaire, étaler nos com­pétences et nos incompétences, nos peurs, nos souffrances, nos deuils aussi. Nous avons aussi sauvé des millions, des dizaines de millions de vies. La science, à nou­veau, a été le propre de l’humain, sa force. Mais, nous ne sortons pas tous de la même façon de ce terrible passage. Si l’heure des bilans est un peu trop tôt, on peut d’ores et déjà affirmer que la pandémie nous a changés. Chacun et tous ensemble. Une chose essentielle, tout de même que nous avons ap­prise sans nous en rendre compte, c’est qu’un petit virus, au départ unique, a, en quelques semaines, été transporté par des corps humains partout sur la planète et l’humanité a fait instantanément corps. Brutalement, les régions sont devenues des ordonnateurs locaux responsables, coordonnant pour la première fois dans l’histoire de la République, les départements et les métropoles. L’humanité a vécu quelque chose d’extraordinaire : cinq milliards d’individus se sont confinés de la même manière pour protéger les plus improductifs et les plus fragiles d’entre eux, les anciens, les malades… Ils se sont proté­gés sur toute la planète de la même manière et avec le même objectif, alors qu’on nous disait : « C’est une société qui ne pense qu’à l’argent. » On a vu que ce n’était pas vrai, que nous étions profondément al­truistes et cela restera dans l’histoire de l’humanité. Il faut d’abord chanter cette gloire qui a été cet amour de la vie.

RCL : Vous écrivez dans votre dernier ouvrage : « La révolution tant atten­due est arrivée », de quelle révolution parlez-vous ?

J.V. : Cette pandémie nous a relocalisés et identifiés individuel­lement, là où, depuis la révolution in­dustrielle nous étions d’abord d’une seule classe avec un destin collectif. Nous sortons de cette révolution in­dustrielle pour mener la guerre au ré­chauffement climatique, tous ensemble, galvanisés par cette crise de la Covid-19. C’est pourquoi, au milieu des difficultés du présent, il faut savoir voir et annon­cer, que la révolution que l’on attendait est arrivée. Nous sommes en train de sortir des sociétés industrielles et pos­tindustrielles pour basculer dans des so­ciétés numérique et écologique. La vie, y compris celle de la nature, a repris le pas sur la matière transformée. La question aujourd’hui est de savoir si les immenses apports de la période précédente nous ont amenés là où nous pourrons trouver des solutions pour cette époque nouvelle. Nous sortirons de cette période avec un commun qui est le plus important, cette rupture culturelle et mentale dont nous avions besoin. Reste à en faire une force. Ce n’est pas joué. Surtout si nous voulons être gouvernés par l’humanisme, la tolé­rance, le sens du travail et la recherche d’égalité. Alors aujourd’hui il est temps de préparer demain.

RCL : Vous parlez de rupture que l’on attendait, pourquoi ?

J.V. : On a vu à travers la crise sanitaire que l’on pouvait changer lorsque l’on était bousculé, non pas par un pouvoir autoritaire ou une guerre, mais par une pandémie. On peut parler de rupture, parce que c’est la première fois que l’hu­manité entière se bat pour sa survie. C’est pourquoi, la pandémie est un déto­nateur écologique. Elle est le détonateur de l’action pour les décennies à venir. Et dans le même temps, jeunes, moins jeunes et anciens, nous nous sommes tous interrogés sur le sens de notre exis­tence, sur nos choix de vie, sur notre tra­vail. Tout cela était déjà en place, mais la pandémie a accéléré les tendances. D’après Jérémie Fouquet de l’Ifop, 10 % des Français ont déclaré, début 2021, avoir l’intention de changer de vie. 10 % des Français cela veut dire 4,5 millions d’adultes de tous les milieux, âge, sexe, catégories sociales. Ils ne le feront pas tous, mais c’est un mouvement puis­sant. La nouvelle génération, sera, la gé­nération « grande pandémie », un peu comme la génération 68, et c’est à elle d’écrire l’histoire maintenant. Son com­mun à elle.

RCL : Qu’a-t-on appris de la crise sani­taire que l’on ne savait pas ?

J.V. : Qu’elle est comme toutes les crises, un accélérateur de tendances. Des choses qui étaient déjà en place de­viennent la règle. La principale difficulté que nous allons connaître est l’adapta­tion des forces politiques et des hauts fonctionnaires aux évolutions brutales induites par la crise sanitaire. Car cha­cun d’entre nous et la société elle-même, se sont puissamment autoréformés et ont renouvelé leur perception de l’avenir. Un avenir qui dépend de la capacité de la politique à accompagner ce mouvement, à nous faire basculer dans un monde écologique, plus humaniste. Par contre, ce qui est sûr, c’est que cette pandémie cristallise une révolution culturelle qui était déjà engagée. Aujourd’hui, nous entrons dans un nouveau commun qui va être la lutte contre le réchauffement climatique, comme hier nous étions face à un commun qui était la révolution in­dustrielle. L’ancienne hiérarchie des va­leurs, notamment la richesse, aura de moins en moins de poids pour affronter un monde qui risque d’être inhabitable pour tous. L’autre leçon que l’on peut tirer de cette crise sanitaire, c’est que nous sommes passés du pétrole au nu­mérique. Ce pétrole qui a pris le pouvoir après 1945 qui a réorganisé le monde ; partout on a fait des routes, des auto­routes, des ronds-points, des aéroports, des ports, on a mené des guerres pour le pétrole, fabriqué des voitures par di­zaines de millions. L’énergie pétrolière était la base du lien entre les hommes. Mais après la grande pandémie, le lien entre les hommes ne passe plus par le seul déplacement physique et donc plus par le seul pétrole. Il passe d’abord par le numérique. Cette révolution est un phénomène très puissant qui va bou­leverser nos vies, les territoires et leur aménagement.

Propos recueillis par Danièle Licata