La crise sanitaire a mis en lumière un système de santé à bout de souffle, mais également des inégalités d’accès aux soins sur le territoire. Aujourd’hui, plus d’un tiers des Français déclare avoir le sentiment de vivre dans un désert médical. Face à un tel constat, l’Institut Montaigne formule des propositions concrètes sur les enjeux de gouvernance et d’organisation du système de soins. Rencontre avec Laure Millet, responsable du programme Santé.
RCL : Dans le rapport - Santé : faire le pari des territoires - l’Institut Montaigne livre un diagnostic de l’état du système de santé en France : de quoi souffre-t-il ?
Laure Millet : La crise du Covid-19 a été un révélateur de nombreux défis auxquels le système de santé faisait face avant le début de la pandémie : vieillissement de la population, explosion des maladies chroniques, manque de médecins, souffrance des soignants, etc. Selon un sondage, en décembre 2021, 74 % des Français estimaient que le système de santé s’était dégradé (contre 57 % en 2007). Par ailleurs, plus d’un tiers des Français (37 %) déclare avoir le sentiment de vivre dans un désert médical. Cette proportion atteint 48 % parmi les moins de 35 ans. Des postes vacants à l’hôpital, des lits fermés, des heures d’attente aux urgences, le malaise et l’épuisement des professionnels de santé́ deviennent le quotidien des malades et des professionnels qui pour bon nombre jugent le système à bout de souffle. Et malheureusement la médecine de ville n’est pas en reste. Le tout dans un contexte de désert médical, alors que la population française vieillit, et que bon nombre d’entre eux cumule plusieurs pathologies chroniques. Nécessairement, la demande de soins dans les prochaines années va exploser alors que nous rencontrons déjà des difficultés à accueillir et à soigner les patients aujourd’hui. Nous venons de sortir une autre étude sur « les soins ambulatoires et à domicile » et le constat est le même : dans les prochaines années, la demande de soins va exploser parce que l’on vit de plus en plus longtemps. Le résultat est que l'hôpital ne pourra pas absorber toutes les demandes. Si notre système de santé est en décalage avec les besoins des patients, il ne répond pas non plus aux attentes des professionnels. Nous observons ainsi deux faces d’une même crise, celle d’une profonde crise de confiance des citoyens quant à l’avenir de leur système de santé et celle d’une crise d’engagement et de sens des personnels soignants. S’y ajoute une crise de souveraineté́, révélée par la gestion de la pandémie, en raison notamment du manque de médicaments, de matériel médical, de masques, de tests, de failles dans les chaînes d’approvisionnement et de l’incapacité́ de la France à développer son propre vaccin.
RCL : Comment expliquez-vous cette dégradation du système de santé ?
LM : Les inégalités d’accès aux soins comptent parmi les principaux facteurs d’échec de notre système de santé. Près de 10 millions de Français déclarent aujourd’hui rencontrer des difficultés à accéder au système de santé. Ces inadéquations résultent notamment de la construction d’un système de soins davantage piloté par l’offre, conditionnée plus par la norme que par les besoins des Français comme des professionnels de santé́. Pour mettre en exergue l’inadéquation entre l’offre et la demande de soins, l’Institut Montaigne a développé une cartographie inédite avec Kanopy Med, cabinet expert en méthodes d’analyse des données qualitatives et quantitatives de santé. En s’appuyant sur cet outil et sur plus de 50 auditions d’acteurs du secteur, il est possible mieux identifier, au niveau local, les besoins. Afin de réaliser cette cartographie, les départements français ont été regroupés en sept groupes homogènes en termes de besoins à partir de données démographiques, socio-économiques et épidémiologiques.
La dépense totale de santé par habitant a été calculée à partir des dépenses hospitalières et ambulatoires. La carte permet ainsi de comparer les dépenses de chaque département au sein d’un même groupe. Prenons l’exemple de l'Ille-et-Vilaine. Ce département fait partie du groupe des “Bien-portants”, groupe caractérisé par une population en moyenne plutôt jeune, majoritairement rurale et favorisée, dont les besoins de santé sont relativement peu élevés (faibles taux de prévalence de maladies chroniques et de troubles psychiques), mais où l’exposition à la pollution nuit à l’état de santé d’une partie des habitants. Les dépenses de santé par habitant dans ce département s’élèvent à 1770 euros, comparés à 1913 euros pour le groupe « bien-portants » et 2108 pour la France entière.
Sans entrer dans plus de détail, l‘approche territoriale et populationnelle permet d’identifier les besoins de santé des patients, qui varient d’un territoire à l’autre et d’une population à l’autre et de mieux adapter la prise en charge grâce à une meilleure coordination des acteurs de santé qui, en tenant compte des besoins, pourront mieux construire le parcours de santé. Ce changement de paradigme permettrait de pratiquer une médecine plus personnalisée et plus préventive.
RCL : Quelle politique de santé publique préconisez-vous ?
LM : Il est impératif d'avoir une stratégie nationale en matière de santé publique capable d’anticiper les défis de demain comme le dérèglement climatique et ses conséquences sur la santé, les futures pandémies… En d’autres termes, il nous faut un ministère de la santé capable de fixer les ambitions et les grands objectifs de santé publique, mais il faut laisser beaucoup plus de marge de manœuvre aux acteurs de terrain pour décliner au mieux leurs objectifs et leur allouer de fait beaucoup plus de moyens financiers dans l’exercice de leur activité donc vers une plus grande autonomie.
RCL : Quelles propositions l’Institut Montaigne préconise-t-il ?
LM : Les propositions s’articulent en plusieurs axes. D’abord, nous préconisons, comme je le disais, d’accorder aux acteurs de terrain l’autonomie d’action et d’organisation au niveau des territoires et la liberté nécessaire à leur action. Pour cela, il faut inciter les professionnels à la pluri-professionnalité et confier aux médecins généralistes volontaires un mandat de santé publique. Cette autonomisation doit s’accompagner d’une formation adaptée. Le deuxième axe consiste à soutenir les territoires et les collectivités territoriales comme pilotes des politiques de santé. Pour ce faire, les territoires doivent pouvoir mettre en place un système de santé adapté à leurs habitants, défini selon les besoins populationnels. Les acteurs de santé locaux portent une responsabilité qui les engage à maintenir et améliorer la santé, le bien-être et l’autonomie de leur population. Et dans la même logique, nous proposons de construire des budgets de santé en partie régionalisés, pour une gestion de la politique de santé tenant mieux compte des réalités des territoires. Le troisième axe consiste à faire de la France une nation de santé publique capable d’anticiper les défis de demain. Pour cela, nous proposons, entre autres, de permettre à la France de gagner en capacité d’anticipation et en souveraineté sanitaire notamment par un financement pluriannuel des dépenses de santé, capable d’intégrer des logiques de long terme.
Propos recueillis par Danièle Licata