La reconquête de la souveraineté alimentaire, une priorité nationale selon Christiane Lambert, présidente de la FNSEA
Dans un contexte de guerre en Ukraine, Christiane Lambert, présidente de la FNSEA, martèle qu’il faut concilier, à égalité d’enjeux, climat et production pour assurer la souveraineté alimentaire, une priorité nationale, tout en reconnaissant que les transitions du secteur agricole s’imposent pour y par venir. Rencontre avec la première femme élue présidente du syndicat.
RCL : La guerre en Ukraine a remis à l’ordre du jour la nécessité de souveraineté alimentaire, comme au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, lorsque les pouvoirs publics ont instauré la sécurité alimentaire comme priorité…
Christiane Lambert : La crise sanitaire et l’insécurité alimentaire engendrée par la guerre en Ukraine ont révélé l’urgence à reconquérir la souveraineté alimentaire française et européenne. Déjà lors du premier confinement, chacun a pu mesurer que l’autosuffisance agricole et la régularité de l’approvisionnement sont devenues des enjeux stratégiques. Et à ce titre, les agriculteurs n’ont pas failli. Des décennies durant, les Français ont tenu pour acquis des magasins alimentaires achalandés avec une offre toujours plus abondante. La crise de la Covid a rebattu les cartes car elle a tari les flux commerciaux de certains produits comme le papier toilette ou la farine. Brusquement le retour à une souveraineté alimentaire s’est imposé. Aujourd’hui, la guerre en Ukraine et les sanctions contre la Russie rappellent la vulnérabilité à un choc de notre modèle agricole européen. Outre les pénuries que le conflit engendre, la flambée des prix présente un véritable risque d’embrasement social. Cette menace vient rappeler l’absolue nécessité pour la France de poursuivre une stratégie de souveraineté alimentaire. Encore marqués par les pénuries engendrées par la dernière guerre, les pouvoirs publics souhaitent instaurer la sécurité alimentaire comme objectif prioritaire, avec la perspective d’augmenter la production. Car le passé n’est pas si loin, souvenez-vous, la présidence de Charles de Gaulle avait engagé, afin de sécuriser les approvisionnements, la restructuration des exploitations et la modernisation de l’appareil productif, s’appuyant sur les nouvelles générations d’agriculteurs avec notamment la Jeunesse Agricole (JAC). Dans les années soixante, l’agriculture se place alors au centre des préoccupations européennes avec, en 1962, la mise en place d’une politique agricole commune (PAC), créée par le traité de Rome. Nous étions dans un contexte.
Pourtant, l’agriculture contribue au rayonnement de la France…
C.L. : Oui, mais force est de constater que sa contribution au PIB français est de plus en plus modeste. Elle est passée de plus de 18 % au début des années cinquante à 1,8 % en 2019, un peu moins de 4 % si on tient compte des industries agroalimentaires. Si les produits agricoles et agroalimentaires constituent le troisième excédent français à l’export, derrière l’aéronautique et les parfums et cosmétiques, le solde commercial de la France se dégrade depuis dix ans (11,9 Md€ en 2011, 7,7 Md€ en 2019 et 6,1 Md€ en 2020) en raison d’une croissance des importations plus rapide que celle des exportations. Et la France est devenue importatrice nette depuis l’UE en 2015 avec une grande hétérogénéité entre des secteurs très exportateurs (ex. vins et spiritueux, céréales, fromages) et d’autres fortement importateurs (ex. fruits et légumes). Le déficit de compétitivité des entreprises françaises explique à lui seul, sur la période 2000-2015, 71 % de la dégradation du solde commercial et 85 % de la perte de parts de marché au sein de l’UE. Sur la période récente, cette perte de compétitivité des exportations françaises est, de surcroît, plus prononcée que celle de ses concurrents européens. En effet, contrairement à la France, le reste de l’UE ne perd plus de parts de marché depuis 2015. Le positionnement de la France sur des marchés et sur un mix produits peu dynamiques explique également la dégradation de la balance commerciale française. Cette spécialisation du pays, explique 33 % de la perte des parts de marché de la France au niveau mondial. En effet, les exportations françaises sont, en majeure partie, à destination des économies « matures » comme les États-Unis, le Japon, l’Europe occidentale, et portent sur de l’alimentation haut de gamme et des produits transformés à base de viande. Or, ces produits exportés par la France apparaissent peu adaptés à la demande des partenaires européens. À ces spécialisations s’ajoute le facteur compétitivité prix. En effet, la part des dépenses phytosanitaires et les consommations représentent un surcoût relatif par rapport aux concurrents européens. Sans compter le coût du travail qui pénalise les industries agroalimentaires.
Comment reconquérir la souveraineté agricole ?
C.L. : Si en pleine crise sanitaire les Français n’ont pas eu faim, les rendant même fiers de leurs agriculteurs, force est de constater, que le modèle de l’agriculture française a dévoilé ses failles comme ses dépendances : 60 % des fruits et 40 % des légumes consommés en France sont importés. Il en est de même pour la moitié des volailles et un quart de la viande bovine. Le modèle agricole français souffre aussi d’une faiblesse sur son autonomie en protéines végétales, essentielles pour l’alimentation animale mais aussi pour l’alimentation humaine. Aujourd’hui plus de 50 % des volumes viennent notamment d’Amérique. Si la tendance venait à se poursuivre, la France serait dans l’incapacité de subvenir seule à ses besoins alimentaires dès 2023. Encore une fois, il aura fallu la peur des rayons vides pour que la souveraineté alimentaire de la France revienne en tête des priorités et fasse dire au président de la République : « Déléguer notre alimentation à d’autres est une folie ! » Et plus récemment, la guerre en Ukraine, pointe des dépendances qui pourraient déstabiliser les perspectives de souveraineté, en termes d’énergies, d’engrais et d’alimentation animale. Les répercussions sur les coûts de productions sont immédiates : +30 % sur l’alimentation animale ; +55 % sur l’électricité, +120 % sur le gazole non-routier, +138 % sur les engrais azotés, +450 % sur le gaz en quelques mois. L’agriculture est donc face à un nouveau défi, celui de produire une alimentation de qualité, en plus grande quantité et de façon urgente. Pour cela, il faut renforcer le tissu productif français et relocaliser la production.
À quoi va ressembler l’agriculture de demain ?
C.L. : L’agriculture s’est déjà adaptée au dérèglement climatique et à ses conséquences violentes mais aussi à l’évolution galopante des attentes sociétales. Bon nombre d’études attestent que les Français, conscients des enjeux environnementaux, souhaitent consommer du local et ainsi privilégier la proximité. La question est de savoir s’ils sont prêts à payer plus cher, le kilo de tomates ou de porc. En tout cas, il faudra que la hausse profite aux agriculteurs. Pour autant, on constate encore que plus de la moitié des achats de fruits et légumes se font dans les grandes surfaces. Quoi qu’il en soit, Il faut retrouver la vraie valeur de l’alimentation car la rareté entraîne inévitablement des hausses de prix. Pour asseoir une souveraineté alimentaire durable en France et en Europe, l’agriculture des prochaines années doit être productive et pérenne, compétitive et rémunératrice, protégée et combative face à la concurrence déloyale, qu’elle soit européenne ou internationale. Elle sera en mesure d’apporter des réponses au changement climatique qui bouleverse aujourd’hui les acquis, mais également d’en tirer profit en créant d’autres sources de revenus et ainsi de participer à la création de richesses et d’emplois.
Comment les élus peuvent-ils aider les agriculteurs ?
C.L. : Le facteur essentiel est la reconnaissance. Lorsque l’on se sent considéré, on est prêt à déplacer des montagnes. Les maires doivent aider les agriculteurs à réaliser leurs projets de développement et les soutenir face aux nouveaux défis. Car, il est indispensable d’inventer de nouvelles voies pour produire et nourrir durablement, en favorisant des systèmes respectueux de la nature comme des êtres humains. Cette transition est possible, on l’a vu, durant les confinements, les producteurs ont développé les circuits courts pour encourager la responsabilité des consommateurs. Mais les agriculteurs ont besoin d’être soutenus dans ces nouvelles méthodes de produire et ils doivent être valorisés. Et puis, nous attendons des élus qu’ils expliquent aux parents qu’en payant 10 centimes de plus un repas à la cantine, ils soutiennent la production agricole locale.
Quel message adressez-vous aux maires ?
C.L. : Les agriculteurs ont besoin de leur regard de bienveillance, de leur considération et de reconnaissance. Nos agriculteurs travaillent dur, partent peu en congés ou pas du tout, ils prennent soin de nos paysages et nous nourrissent. Respectons-les !
Propos recueillis par Danièle Licata