Claire Hédon, défenseure des droits : « Oui à la dématérialisation à condition qu’elle se fasse au bénéfice de tous les usagers »

Selon Claire Hédon, la défenseure des droits, les saisines mettant en cause les processus de dématérialisation sont toujours plus nombreuses, la conséquence d’une numérisation inadaptée aux situations des usagers. Entretien.

RCL : Depuis la mise en place de la dé- matérialisation dans les services publics, comment ont évolué les relations entre les citoyens et l’administration ?

Claire Hédon : La dématérialisation est une chance dans la mesure où elle permet de simplifier les démarches administratives. Mais elle peut devenir un obstacle dès lors que l’usager ne peut poursuivre une démarche en ligne en raison d’un problème informatique ou parce qu’il n’a pas communiqué la bonne information. S’il ne peut être aidé via un accès facile comme l'accueil téléphonique ou physique, il y a un risque que cela change sa relation à l’administration. Le principe du service public, c’est d’être au service du public donc de s’adapter au public. Or de plus en plus, les rôles sont inversés. C’est à l’usager qu’il revient de s’équiper d’un ordinateur et de savoir s’en servir, de disposer d’une connexion Internet et de ne pas faire d’erreur lorsqu’il remplit un formulaire en ligne. Les tâches qui pesaient sur l’administration lui incombent désormais tout comme la charge et la responsabilité du bon fonctionnement de la procédure. Trop souvent, la dématérialisation des services publics s’est accompagnée de la fermeture de guichets de proximité, supprimant tout contact humain et la possibilité d’un accompagnement.

RCL : Qui sont les principales victimes du « tout dématérialisé » ?

C.H. : Certains publics sont pénalisés face au développement de l’administration numérique. Ils ne comprennent ni ce que l’administration leur demande ni comment le lui fournir. Ou tout simple- ment ils ne bénéficient pas d’une couverture Internet ou d’un débit suffisant. Cela concerne les personnes âgées souvent éloignées du numérique, les personnes en situation de handicap qui n’ont toujours pas affaire à des services publics accessibles, les personnes précaires qui vivent les démarches en ligne comme un obstacle, les personnes étrangères, mais aussi les jeunes qui sont moins à l’aise qu’on ne le croit avec les démarches en ligne. Un quart des 18-24 ans indique avoir rencontré des difficultés pour réaliser seuls des démarches en ligne, c’est 14 points de plus que la moyenne. Rappelons que tout le monde, peut, un jour, rencontrer un blocage incompréhensible. Les difficultés concernent aussi bien des personnes qui font valoir leurs droits à la retraite que les demandes de RSA, les renouvellements de carte de séjour, de carte d’identité ou de passeport.

RCL : Dans ces conditions, peut-on considérer la dématérialisation des services publics comme un progrès ?

C.H. : Je dis oui à la dématérialisation, à condition qu’elle se fasse au bénéfice de tous les usagers, et non au détriment de ceux qui rencontrent des difficultés avec le numérique, en les éloignant du droit. Il faut pour cela que soient maintenus les accueils physiques et téléphoniques. La création des Espaces France services, qui permettent en un seul lieu de faire les démarches administratives de plusieurs services publics, constitue un début de réponse à ce problème mais il n’est pas suffisant. Pourquoi ? Parce qu’il faudrait que ces espaces puissent accueillir des représentants de chaque organisme social, des impôts, de Pôle emploi, du ministère de la Justice, de la préfecture, etc. Or ce sont surtout des agents issus des collectivités locales qui reçoivent les usagers et n'ont pas la possibilité d'intervenir directe- ment sur leur dossier. Par conséquent ils ne peuvent résoudre tous les problèmes. C’est l’organisation qui est en cause et non pas les agents. Se pose également la question de la simplification des dé- marches ainsi que des sites Internet. Un exemple : 40 % des démarches seulement sont adaptées aux personnes en situation de handicap. Il faut bien sûr renforcer les politiques d’inclusion numérique.

RCL : Quelles sont les conséquences ?

C.H. : Les difficultés d’accès au droit favorisent les tensions. Elles fragilisent les personnes concernées et créent un sentiment d’éloignement des services publics. Nos délégués présents sur l’ensemble du territoire témoignent de la colère de ces personnes, toujours plus nombreuses, qui n’arrivent plus à joindre les services publics. C’est par le respect des droits que nous parviendrons à recréer de la cohésion sociale. Il faut garder à l’esprit la finalité première de la dématérialisation : améliorer les services rendus à l’usager. En 2021, nos services ont enregistré 115 000 réclamations, soit une augmentation de 18 % entre 2020 et 2021. 80 % des saisines concernaient les droits des usagers de service public, la plupart étant liée aux questions de dématérialisation.

RCL : Souhaitez-vous adresser un message aux élus ?

C.H. : Les élus des zones rurales et des quartiers prioritaires sont en première ligne face aux difficultés d’accès au service public de leurs administrés. Les collectivités territoriales peuvent s’appuyer sur nos 550 délégués territoriaux basés dans les maisons de la justice et du droit, dans les préfectures, dans les CCAS (centres commerciaux d'action sociale), les missions locales, des bénévoles. Ils accueillent les réclamants et traitent les dossiers gratuitement. Lorsque nous sommes saisis sur un problème impliquant une collectivité territoriale, nos délégués jouent un rôle de médiation essentiel. Leur rôle : recréer du lien et permettre aux deux parties de se comprendre afin de trouver une solution. 80 % des litiges que nous traitons trouvent une solution.

Propos recueillis par Blandine Klaas

 

Quelques chiffres

 

 

Dématérialisation : les difficultés subsistent dans l’accès aux services publics

Trois ans après la publication de travaux sur la « Dématérialisation des services publics et inégalités d’accès aux droits », la Défenseure des droits publie cette fois-ci un rapport de suivi sur les inégalités d’accès aux droits provoquées par des procédures numérisées à marche forcée. Le constat est lourd : encore trop souvent la dématérialisation provoque des ruptures de droits.

Si les deux années de pandémie ont montré à quel point les relations numériques sont devenues essentielles pour effectuer des démarches administratives, la défenseure des droits constate que certains publics rencontrent toujours d’énormes difficultés avec la dématérialisation des services publics. Des difficultés persistantes et parfois laissées sans solutions. Ainsi, malgré des progrès significatifs, seuls 40% des sites administratifs sont accessibles aux personnes en situation de handicap et une personne âgée sur sept abandonne les démarches en ligne face aux difficultés rencontrées. Quant aux jeunes plutôt agiles pour effectuer des achats sur leur smartphone, échanger sur des messageries instantanées ou produire des contenus créatifs, « ils se trouvent totalement perdus pour effectuer des démarches en ligne ». D’autres publics comme les détenus, les personnes étrangères ou en situation de précarité sociales vivent les démarches numériques comme un obstacle parfois insurmontable.

Des avancées en demi-teintes encore insuffisantes

Ce rapport qui établit un suivi des recommandations faites en 2019 note toutefois des évolutions, parfois des progrès pour que la dématérialisation ne soit plus perçue comme un obstacle pour l’usager. La culture de l’omnicanal, bien qu’encore trop ponctuellement mise en œuvre, semble progressivement s’inscrire dans le champ de la relation avec les usagers avec des modalités d’accueil diversifiées (physique, téléphone, internet). La création des Maisons France services devenues depuis lors « espaces France services » répond à la nécessité de créer un service public de proximité donnant accès à plusieurs services publics via un accompagnement généraliste des usagers. Le rapport souligne également les efforts réalisés dans le cadre du plan numérique visant d’une part le déploiement des infrastructures réseau d’autre part, la détection et l’accompagnement des usagers en difficulté avec les usages du numérique.

Ce que déplore la Défenseure des droits : la transformation du rôle de l’usager dans la production actuelle du service public. Sur ses épaules reposent désormais la charge et la responsabilité du bon fonctionnement de la procédure. « Ce transfert de charge s’accompagne enfin d’une responsabilité nouvelle qui pèse sur l’usager : il doit être capable de faire tout cela, avec aisance, sans se tromper, en prenant les initiatives nécessaires pour y arriver. Le processus de dématérialisation semble reposer implicitement sur une conception spécifique de ce que doit être l’usager aujourd’hui, à l’ère du numérique : un acteur parfaitement autonome, qui ne mobilise pas les ressources administratives. Il s’agit là d’un usager idéal, vers lequel tous les usagers devraient tendre. Et pour ceux qui n’y arrivent pas, la dématérialisation forcée est une forme de maltraitance institutionnelle » indique le rapport.

Changer d’approche

Pour la Défenseure des droits, la dématérialisation des procédures administratives doit s’inscrire comme une offre complémentaire et non substitutive au guichet, au courrier papier ou au téléphone. Elle dénonce « une approche qui ne tient pas compte de la réalité de la situation de millions d’usagers qui ne sont pas aujourd’hui, et ne seront sans doute pas non plus demain, autonomes et en capacité de faire facilement leurs démarches en ligne, qui sont dans des situations administratives parfois complexes, qui ne comprennent pas la logique et le vocabulaire administratif et juridique, qui ne connaissent pas les dispositifs d’accompagnement ». Et formule 38 nouvelles recommandations pour un numérique accessible à tous parmi lesquelles celle de laisser à chaque usager le choix de son mode de relation avec l’administration.