3 questions à…
Claudy Lebreton
président des départements de France
Pour quelles raisons la dématérialisation constitue un enjeu majeur pour les collectivités locales ?
La France se distingue des autres pays européens par un niveau de présence communale très élevé (36 681 communes) et un maillage territorial relativement dense et complexe des services publics. Ce maillage s’est beaucoup distendu avec la réduction de la présence des administrations d’État et des organismes de protection sociale qui ont été contraints de réduire leur présence dans les territoires. Le recul de l’offre physique a été partiellement compensé par la dématérialisation qui rend accessible dans la proximité des services éloignés. La dématérialisation doit être conduite dans un but de simplification de ceux-ci et non dans un but de recherche absolue d’économies.
Dans une logique de mutualisation, depuis 2006, et plus encore depuis 2010 avec le protocole d’accord « + de services au public », des dispositifs multiservices, comme les relais de services publics ont été lancés pour permettre au public d’obtenir des informations et d’effectuer à distance via internet ou des bornes de visioconférences des démarches administratives. Ces points d’accueil mutualisés sont en train de se généraliser. Cumulant l’offre de services de différents niveaux de collectivités territoriales, de services déconcentrés de l’État, d’opérateurs de services publics et de dispositifs multiservices, l’organisation territoriale des services publics si elle reste encore complexe et parfois peu lisible ou accessible pour l’usager, est donc actuellement en pleine transition numérique. Cette transition est d’autant plus nécessaire qu’elle se conjugue avec les objectifs de développement durable des territoires et qu’elle correspond aux attentes de citoyens de plus en plus formés sur le plan des usages du numérique.
Les Français sont aujourd’hui plus exigeants vis-àvis de la puissance publique et des administrations nationales et locales. Ils veulent des services de plus en plus interactifs, disponibles et personnalisables à l’image de ce dont ils disposent dans le secteur privé. L’administration est désormais sommée de déployer les technologies numériques (internet, mobile, réseaux sociaux, outils collaboratifs, logiciels de traitements de données, signature électronique, etc.) pour simplifier les démarches, améliorer la qualité du service rendu et l’efficience de l’action publique dans la proximité.
Quels sont les freins à la mise en place de la dématérialisation ?
Les administrations conduisent depuis plus de dix ans, avec plus ou moins de réussite, de nombreux projets de dématérialisation. Le domaine fiscal (impôt sur le revenu, TVA) s’est montré pionnier.
Cependant, l’offre de services au niveau national est encore loin d’être entièrement dématérialisée. Pour beaucoup de services gérés par les collectivités territoriales, les progrès sont très hétérogènes mais s’accélèrent. Le problème est que jusqu’à maintenant les technologies numériques ont été utilisées pour moderniser et non pour transformer le fonctionnement administratif, pour le rendre plus efficace sans en changer les principes et les fondements. En fait jusqu’à maintenant, les collectivités territoriales ont plus subi que souhaité la dématérialisation. En plus de leur obligation de participer, avec plus ou moins d’entrain, aux démarches nationales d’ordre réglementaire, elles ont certes conduit de nombreux projets de dématérialisation de leur propre initiative pour améliorer le fonctionnement interne de leur organisation et la relation aux usagers. Cependant les initiatives ont été très variables d’une collectivité à l’autre. Les différents projets ont généralement été conduits de manière séparée, que ce soit sur le plan fonctionnel ou territorial, et n’ont pas été pensés pour être interopérables. Par ailleurs, la multiplication des projets et les nombreuses obligations réglementaires associées ont été déstabilisantes pour les collectivités territoriales les moins dotés en ressources humaines et moyens financiers.
Le baromètre annuel des e-services des collectivités territoriales souligne le décalage entre le discours et la réalité des démarches mises en oeuvre. Le faible taux de mise en place d’un parapheur (42 %), d’un coffre-fort (29 %) ou de la signature électronique (7 %) s’explique sans doute en partie par la maturité trop récente des solutions mais également par la nécessité pour les collectivités de revoir leurs processus de gestion et circuits de décision. La dématérialisation requiert en effet un important travail préparatoire de rationalisation et de simplification des procédures. On prend conscience seulement maintenant que ce travail est aussi corrélé à la capacité d’ingénierie des collectivités mais aussi à la volonté politique des élus, à la culture managériale de ceux qui les dirigent, et à la présence ou en leur sein d’ingénieurs, de techniciens, d’agents innovants et entreprenants …
Quelles mesures pourraient être prises pour améliorer la situation ?
Il faut cesser de concevoir le déploiement de l’administration électronique à partir des seules évolutions techniques et des procédures administratives telles qu’elles existent. C’est avant tout à partir des besoins et des demandes des usagers qu’il convient maintenant de concevoir les réformes. Il faut une réelle volonté politique affirmée. Le numérique ne change pas la nature des aides attribuées. L’amélioration de la qualité doit bien entendu porter sur les procédures d’accès aux aides mais c’est avant tout sur la nature même de l’offre publique que l’on doit réfléchir. L’amélioration des relations usagers-administrations grâce au numérique ne doit pas faire oublier la relation humaine notamment pour tout ce qui concerne les publics en difficulté pour lesquels le contact, l’écoute, l’appréciation des situations individuelles sont essentiels. Les personnes disposant de faibles revenus ont des contacts électroniques avec l’administration deux fois plus rares que les autres alors que leurs dossiers sont souvent les plus complexes (multiples prestations, situations plus variables). Ce sont des nouvelles situations relationnelles mixant relations physiques et relations numériques qu’ils convient d’imaginer avec les usagers en fonction de leurs besoins. Cela ne pourra pas se faire sans impliquer les agents administratifs et les usagers eux-mêmes. C’est un changement radical de posture de l’administrant vis-à-vis de l’administré dont il s’agit…
Corrélativement, le déploiement de l’e-administration doit désormais s’appuyer sur les agents administratifs eux-mêmes. Nous connaissons les craintes des agents en contact direct avec les usagers : leurs peurs de perdre leur liberté d’apprécier les dossiers et de voir dévaluer leur connaissance de ceux-ci et du terrain au profit de systèmes informatisés d’aides à la décision dont ils ne deviendraient que les soutiers numériques. De même, les directions très hiérarchisées de l’administration française, nationales ou locales, n’ont pas été formées au travail en réseau, à promouvoir les expérimentations et les approches transversales, à reconnaître et solliciter la capacité d’innovation des échelons subalternes, à gérer des équipes travaillant à distance, en mobilité, répartie sur tout le territoire. C’est toute la culture managériale administrative qui se trouve bouleversée par les technologies numériques. Je pense pour autant que de vrais progrès sont observés ici et là et qu’une nouvelle volonté politique est de plus en plus affichée.
Une autre mesure essentielle concerne la complexité du droit administratif. Trop nombreuses sont les démarches et pièces justificatives demandées aux citoyens surtout lorsqu’il s’agit de prestations sous condition de ressources. Les systèmes informatiques sont certes surpuissants mais ne peuvent pas tout sauf à vouloir concevoir des usines à gaz dont la complexité nécessitera une maîtrise hors de portée des collectivités locales. Il est impératif de simplifier l’architecture des aides. L’efficacité du numérique se fera d’autant plus sentir et les e-services seront d’autant plus déployés de façon innovante et pertinente que le chantier de la simplification administrative sera considéré comme un préalable à tout projet.
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