Quand elle sort de terre dans les années 1980, Val-de-Reuil se rêve en modèle de développement urbain pour les 140 000 habitants qu’elle compte attirer. Aujourd’hui, la réalité est tout autre : c’est une ville de 16 000 habitants qui affiche plus de 20 % de chômeurs et près de 60 % de logements sociaux. Rencontre avec Marc-Antoine Jamet, son maire depuis 2001, qui se retrousse les manches pour accueillir les classes moyennes et, espère-t-il, supérieures.
RCL : Comment Val-de-Reuil, la dernière des neuf villes nouvelles imaginées dans les années 1960, a-t-elle vieilli ?
Marc-Antoine Jamet : Bien et mal. Val-de-Reuil reste une ville à la campagne, idéalement située entre fleuve et forêt, sur l’autoroute de Normandie, à 100 km de Paris. Elle devait contribuer à réguler l’extension des banlieues de la capitale vers l’ouest, éviter l’explosion démographique de la région rouennaise et attirer 140 000 habitants avec son urbanisme d’avant-garde ! C’est ce qu’avaient imaginé, dès 1967, ses aménageurs pompidoliens, en créant l’établissement public et « l’ensemble urbain du Vaudreuil », en 1975, devenu finalement Val-de-Reuil, en 1985. Un simple arrêté préfectoral avait amputé de leur foncier huit communes préexistantes. Il suffisait, pensait-on, de mobiliser une meute de polytechniciens, quelques architectes, et deux ou trois sociologues pour construire une cité contemporaine. Pensée comme un exemple d’équilibre social, économique et humain, la dernière-née, la plus audacieuse et la plus expérimentale des villes nouvelles était une enfant des Trente Glorieuses, synonyme de croissance, symbole de modernité, s’épanouissant, tout électrique, grâce à une énergie bon marché. Malheureusement, le projet s’est développé hors sol, technocratiquement, au mauvais moment, dans l’abstraction la plus totale. Force est de constater que Val-de- Reuil n’a pas rempli son cahier des charges. Les crises économiques sont passées par là. Les chocs pétroliers également. La donne a changé. La plus grande usine française de Renault qui devait s’y implanter, créer des milliers d’emplois, n’a jamais vu le jour. La dépendance énergétique, les matériaux inadaptés, les bâtiments mal isolés, l’utopie urbaine séparant voitures sur des voies rapides et piétons, sur des rues en hauteur, tout cela n’a pas bien tourné… Surendettée à la fin des années 1990, croulant sous le poids des factures, comptant 93 % de logements sociaux, matraquée d’impôts (+470 % en un an), le rêve écologique et technologique n’a pas tenu. Dès lors, on peut penser, comme certains de nos aimables voisins, qu’il eût fallu « tout raser », mais là aurait été la facilité, la bêtise et l’hérésie. Esthétiquement, urbanistiquement, architecturalement, technologiquement, la ville mériterait plutôt d’être classée au patrimoine de l’humanité. Elle est un marqueur original : celui de la France encore dirigiste des années 1970. Elle est un repère unique : celui de l’illusion post-Le Corbusier, de ses paysages, de ses audaces, de ses paris. Nous avons donc fait le choix de « tout réparer ». Même si le chantier est colossal, l’engager a permis de démontrer que Val-de-Reuil, comme d’autres villes nouvelles, a été une étape innovante, une étape importante pour un territoire qui, sur la route de Louviers (27), endormie, vivotait n’ayant rien vu de beau, de grand et de nouveau depuis Flaubert et Maupassant.
Comment se porte aujourd’hui Val-de-Reuil ?
M.-A. J. : La ville, pendant longtemps, n’a pas su faire de place aux classes moyennes, n’a pas été capable d’attirer les 12 000 salariés qualifiés de ses parcs d’activités. Ses erreurs de conception ont fait peur. Aujourd’hui, on paraît découvrir qu’elle compte plus de médecins, d’associations sportives, d’activités culturelles, de services publics, de restaurants et de chambres d’hôtels, de leaders numériques ou pharmaceutiques qu’une ville de 50 000 habitants. Son commerce redémarre. Elle n’avait plus qu’une boulangerie, voici vingt ans. Elle en compte six. Ses 314 entreprises, chiffre incroyable pour une ville de 16 000 habitants, naguère « incitées », par la Datar, à quitter Paris, à l’image du bassin d’essais des Carènes de la Direction générale de l’Armement, désormais exploité par Naval Group, ou de Pasteur Industries, devenu le premier site mondial de production du vaccin sous la houlette de Sanofi, Orange, Altitude et EDF, qui ont implanté chez nous leurs data centers stratégiques, Jansen, Johnson & Johnson, le remarquable Fareva ou le maroquinier Hermès, tant d’autres, ont fait de Val-de- Reuil l’un des pôles économiques et industriels les plus dynamiques de Normandie. Si la ville est pauvre, la commune est riche. Cela permet d’offrir aux habitants, par le service public, les garanties de vie, l’aisance, les activités auxquelles ils ne peuvent pas toujours prétendre, de produire, dans nos quatorze écoles, nos deux collèges [Sébastien Lecornu, le « ministre du coin », en a fermé un, malgré les engagements du chef de l’État sur les services de proximité, NDLR], notre lycée d’excellence, un système éducatif performant, d’avoir des infrastructures modernes, une des plus grandes halles d’athlétisme couvertes en Europe, un commissariat et des écoles flambant neufs, le plus grand théâtre du département de l’Eure, un conservatoire réputé en musique classique ou actuelle, mais également deux cinémas, une compagnie nationale de danse et une maison régionale de poésie. Urbanistes et politiques avaient l’ambition de construire une élégante voiture de course, un demi-siècle plus tard, on s’aperçoit que nous sommes un robuste semi-remorque qui va de l’avant et ne laisse personne au bord de la route. C’est beaucoup moins rapide, mais tellement plus résistant.
Pourtant en dépit de ce riche tissu industriel, le taux de chômage touche plus de 20 % de la population active. Comment l’expliquez-vous ?
M.-A. J. : Effectivement, les 12 000 salariés formés, qualifiés, compétents et compétitifs que compte la commune, pour une grande majorité d’entre eux, hélas, n’y habitent pas. Mon ambition, depuis que je suis devenu maire en 2001, est d’attirer ces classes moyennes et supérieures, tout en conservant les classes populaires. On ne change pas l’équipage d’un bateau, on ne fait pas descendre les passagers, avec qui on a commencé la traversée. On ne trahit pas ses électeurs. C’est une question de justice pour la société et d’honneur pour un élu. Alors fabriquer de la mixité et réduire le chômage sont mes grands combats. Nous avons besoin de cette catégorie de la population, plus aisée, moins contrainte par le quotidien, ayant fait face à moins d’épreuves, pour structurer notre ville. Il faut qu’elle s’y investisse dans le bénévolat, la politique, les associations de quartiers ou de parents d’élèves. Pour cela il fallait lui proposer des solutions de logement. Depuis 2000, nous avons fait sur ce point des progrès immenses. Val-de-Reuil ne compte plus « que » 60 % de logements sociaux grâce aux ambitieux programmes de construction et d’accès à la propriété que nous avons su attirer. Nous devons maintenant atteindre les 20 000 habitants. Ce n’est ni un caprice ni une fin en soi. Cette taille critique nous est indispensable pour garder ouvertes nos écoles, entretenir nos infrastructures, améliorer le cadre et la qualité de vie, développer le tissu commercial, donc l’emploi, sans, ainsi que je l’ai promis en 2001 et tenu depuis, augmenter les impôts et les tarifs publics. Pour que Val-de-Reuil vive avec son temps, il faut à la fois que ses 12 000 salariés – du moins une partie d’entre eux – deviennent ses habitants et que ses 16 000 habitants y trouvent un emploi plutôt que de faire partie des 1 600 Rolivalois qui cherchent un travail ou de prendre le train pour Paris à 5 heures du matin. Quand il marche…
Que proposez-vous pour attirer les classes moyennes et supérieures ?
M.-A. J. : Ma stratégie, c’est de développer l’offre d’habitat. Pas du lotissement qui aboutit au mitage du foncier. Pas du grand collectif qui fait peur. Mais des formes innovantes, de l’individuel groupé, des écoquartiers, des maisons expérimentales. En vingt ans, 2 000 logements sont sortis de terre. Sans jeter la pierre à personne, mieux faits que ce qui l’avait été avant. Le défi est de convaincre les promoteurs de partager le risque et l’ambition d’un habitat de qualité. Certains me suivent : Nexity, Amex, BNP Paribas Real Estate… J’attends les autres. En matière de logements sociaux, aussi, il est urgent d’améliorer le niveau des prestations pour répondre aux enjeux environnementaux et énergétiques, pour accroître le confort des familles. Le premier écoquartier de Normandie, avec 100 logements à faible consommation, des jardins privatifs, une halle, des circulations piétonnières, des potagers partagés et une crèche collective, s’est construit chez nous. Il fait désormais figure d’exemple au niveau national et européen. Mais la ville s’est aussi battue pour qu’on lui offre sa chance et celle-ci s’appelle renouvellement urbain. Quelque 130 M , une bonne part grâce à Jean-Louis Borloo, qui a été notre « bonne fée », ont été investis dans ce cadre depuis 2000. Une nouvelle opération pour 100 M va débuter. Nous la signons, le 15 octobre, avec nos anges gardiens, le président de l’Anru, Olivier Klein, et son directeur général, Nicolas Grivel. Elle verra de nouveaux équipements publics construits et jouer leur rôle d’accélérateur de rénovation, de marqueur de centralité, des milliers de logements modernisés avec notre premier bailleur social, IBS du Groupe 3F, indispensable partenaire, des routes et des quartiers entièrement refaits, des parcs être semés et plantés. Je crois dur comme fer en la politique de la ville. En matière de sécurité, de développement durable, de logement, d’accès à l’éducation, au sport et à la culture, je ne connais pas de levier plus efficace.
Vous êtes maire d’une des villes les plus jeunes de France. L’école, c’est un autre combat…
M.-A. J. : C’est ma priorité absolue. Longtemps, Val-de- Reuil a été la ville de plus de 10 000 habitants la plus jeune de France. D’une certaine manière, elle continue d’occuper cette position puisque 50 % de sa population est âgée de moins de 30 ans. C’est pourquoi, avec le logement, notre révolution sera celle de l’éducation. Il y a, à Val-de-Reuil, 4 000 élèves et 1 500 apprentis. Ici, les écoles sont des églises, les collèges, le lycée des cathédrales ! Au-delà des locaux pour les accueillir, nous avons développé un réseau municipal pour encadrer et aider les enfants durant, et en dehors des heures de classe. Autour d’une équipe enseignante stable, satisfaite de bénéficier, grâce à l’engagement de la municipalité, de moyens humains, pédagogiques et financiers plus importants que partout ailleurs dans le département, nous pouvons dire que l’on a atteint notre objectif. Le diplôme, c’est le passeport pour l’emploi.
Êtes-vous un maire satisfait ?
M.-A. J. : Le surdimensionnement des emprunts et celui des infrastructures ont conduit la ville et ses finances dans le mur. En 1998, alors que la commune était confrontée à une dette abyssale de plus de 80 M , le préfet et la chambre régionale des comptes, pour faire bon poids, avaient imposé à mon prédécesseur une augmentation folle de la pression fiscale. Depuis 2001, nous sommes parvenus à réduire de moitié cet épouvantable fardeau tout en n’augmentant pas les impôts. Avec un budget de 45 M aujourd’hui, contre 20 M il y a vingt ans, même si nous en consacrons une trop lourde partie à rembourser ces créances abracadabrantesques, le pari est tenu : nous avons rassuré, nous avons réparé et nous relançons encore et encore ! L’Anru est là, notre deus ex machina, la croissance est au rendez-vous, les entreprises se développent, 130 M pour Sanofi, 60 M pour Fareva, les commerces s’installent, l’habitat s’améliore, le chômage baisse, pas assez, mais il baisse. Cependant, je suis inquiet. Je suis un des rares maires non retraités dans un rayon de 20 km et j’ai l’impression d’être un Huron. Je ne veux pas être cantonné aux mariages – que j’adore faire –, mais je vois que plus les collectivités et les institutions sont lointaines et impopulaires, au contraire des communes proches, utiles et plébiscitées, plus on nous retire des pouvoirs pour les leur donner. Je constate que l’État se désengage, des trésoreries comme des commissariats. Le mien est fait pour 110 policiers et il n’y en a que 50. Les « agglos » boursoufflées, non démocratiques et attrape-tout, qui feraient mieux de nous redonner voirie et développement économique, par simple souci d’efficacité, fabriquent, par leur éloignement et leur bureaucratie du vote Front national « en veux-tu, en voilà ». Pourtant, on continue d’espérer que nous serons la dernière assistante sociale, la dernière infirmière, le dernier policier, le dernier instituteur, de jour comme de nuit, pour que la République ne se délite pas. Pour parodier François Truffaut, être maire est « une joie, une souffrance et une joie ». Qui voudra encore demain exercer ce sacerdoce ?
Propos recueillis par Danièle Licata
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