« Les "Gilets jaunes" sont le reflet d'un mode dont on ne prend pas soin »

L'élu et le citoyen
07 mars 2019

DÉCRYPTAGE. Alors que la colère des « Gilets jaunes » se poursuit, RCL a rencontré Cynthia Fleury. Pour la philosophe et psychanaliste, « la France silencieuse, la France profonde est prête à aller au chaos pour enfin dire stop à la stratégie d’usure du gouvernement ». Rencontre.

RCL: À travers le mouvement des « Gilets jaunes », qu’est-ce qui est pointé du doigt?
Cynthia Fleury: Le déclassement des classes moyennes basses, leur senti- ment de déconsidération de la part de ce qu’ils nomment « les élites », la so- ciété du mépris comme Axel Honneth l’a définie, soit un mouvement d’invisi- bilisation de quantité de personnes qui n’arrivent pas à tirer leur épingle du jeu de la mondialisation.
On constate à travers ce mouvement non pas une fracture sociale, mais des frac- tures sociales, de toutes parts, comme si la France se divisait en cercles concen- triques qui n’ont plus rien à voir les uns avec les autres: la mégalopole avec son propre fonctionnement d’inégalités à l’in- térieur, néanmoins très connectée; puis les banlieues, avec leur sentiment de dis- qualification urbaine; et la France péri- urbaine, périphérique, délaissée, avec des services publics en déliquescence. La goutte s’est jouée avec la taxe car- bone, mais l’ampleur de la déflagration est plus vaste. Le phénomène est mon- dial, et non franco-français.

Quelle sociologie dressez-vous des « Gilets jaunes »?
C.F. : Cela a été dit et redit: il y a le monoparental, les petits salaires, les petits artisans, les petites retraites, ceux qui touchent le RSA [Revenu de solidarité active, NDLR], le monde de l’intermittence paupérisée, en somme la précarisation des statuts, des fonctions, de l’emploi.
C’est un monde « actif », mais dont l’activité ne protège plus, et cela provoque un découragement, une colère, un ressentiment parfois, considérables, car il y a un hiatus irrémédiable entre le travail et la protection qu’il devrait logiquement procurer, et qu’il ne procure plus.
Ce qui m’a frappée aussi, c’est l’incu- rie, comme Marx l’avait en son temps dénoncée. On a évoqué les « gueules cassées » des manifestations, mais il y a aussi les « corps abîmés » des « Gilets jaunes », des visages marqués, des dos qui ont mal, des dents mal soignées... C’est un monde dont on ne prend pas soin et qui ne prend plus soin de lui- même.

Pourquoi n’y a-t-il toujours pas de réponse opposée à cette révolte ?
C.F. : Il y a des réponses, mais qui sont jugées trop sectorielles et, sans doute, nous avons basculé dans la tentation insurrectionnelle, d’en découdre, ou de venir à bout du gouvernement et plus spécifiquement de son président.  Le Grand Débat est sur le papier, et si l’on est sincère dans la démarche, une ex- périence inédite de maturité démocratique, mais force est de reconnaître que rien du protocole des restitutions du débat n’est clarifié, que les questions sont terriblement orientées... Que va-t-on faire des propositions qui ne répondent pas à ces questions, et qui seront jugées déterminantes par les citoyens et irrecevables par le  gouvernement... Rien n’est clair et la déception qui peut découler du Grand Débat peut être terrible.

Vivons-nous l’épuisement du modèle de démocratie représentative ?
C.F. : Oui, dans ce format-là, très certainement. Les citoyens attendent une combinaison de la représentation et de la participation, des modes nouveaux d’accès à la régulation et à la décision démocratiques, une entrée dans la « démocratie continue », le dépassement d’une simple démocratie électoraliste... Le problème c’est que la partie des « Gilets jaunes » qui s’intéresse à ce renouveau est finalement très faible; la partie la plus grande est vindicative, dans un ressenti- ment, dans une détestation des élites qui ne mène à rien, considérant d’emblée celles-ci comme usurpatrices et dans le camp qu’il faut combattre, avec un imaginaire révolutionnaire à courte vue.
On ne peut pas nier l’ampleur sur les réseaux sociaux des « Gilets jaunes » des thèses complo- tistes, obscurantistes, de la propagation des fake news... C’est assez désarmant, et une partie des « Gilets jaunes », défendant très légitimement une avancée démocratique, une remise à plat des institutions, nullement tentée par l’autoritarisme ou le leurre d’un messie-président, cette partie-là des gilets jaunes est hélas minoritaire.

Ce sont habituellement les hommes qui, dans les actions publiques, sont sur le devant de la scène, notam- ment dans les milieux ruraux ? Quid de la place des femmes ?
C.F. : Les femmes sont très présentes dans ce mouvement, ce qui le rend d’autant plus alarmant, car on sait à quel point elles tiennent sur leurs épaules les familles, des enfants jusqu’à leurs propres parents.

Le mouvement n’est-il pas également un moyen de recréer du lien ?
C.F. : C’est heureusement la grâce de ce mouvement aussi : la socialisation, le sentiment d’estime retrouvé, le sentiment d’un pouvoir d'agir retrouvé. L'action, l'engagement politique est l'autre nom de la santé physique et psychique.

Sept heures de stand-up du chef de l’État devant un parterre de maires. L’exercice est-il déterminant ?
C.F. : L’exercice était inédit et personne ne peut nier le talent du chef de l’État à le mener. C’est pour lui du pain bénit, une sorte de grand oral permanent. Je dis cela sans cynisme, mais c’est un fait, il sait faire. Mais hélas, l’enjeu n’est plus là. Il va falloir faire quelque chose avec ce qui va sortir des débats, être impartial dans la restitution et, surtout, prêts à intégrer cela dans des choix politiques gouvernementaux.

De qui, des « Gilets jaunes », des maires, du chef de l’État s’en sortira — ou sortiront — grandis ?
C.F. : Gageons que la France, le peuple français dans sa diversité, dans un sentiment d’union retrouvée, s’en sortira, mais le challenge est immense. L’idée même d’un monde commun, d’un destin français commun ne séduit plus.

Propos recueillis par Danièle Licata

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Question :
Un maire, donc OPJ, peut-il l’être en dehors de sa commune ?
Réponses :
Non, il est élu OPJ sur sa commune.
Tous les pouvoirs du Maire en tant que représentant de l'Etat ne lui sont octroyés que sur son territoire.
Non uniquement dans la commune où il est élu maire.

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