DÉCRYPTAGE. Pour Alain Bentolila, linguiste, spécialiste de l’apprentissage de la lecture et du langage chez l’enfant, l’impuissance linguistique a réduit certains jeunes à utiliser la violence physique comme expression pour imprimer leurs marques. Rencontre.
RCL: Selon les experts, le vocabu- laire se « rétrécit ». Vous confirmez
Alain Bentolila : Plus de 20 % de la population française ne possèdent qu’une langue réduite dans ses ambitions et dans ses moyens: 600 à 800 mots, quand il nous en faut en moyenne 3 000 à 4 000 pour tenter de nous exprimer, d’examiner et de comprendre nos différences. Les mécanismes qui conduisent à ce « rétrécissement » de la parole sont assez simples à expliquer : plus on connaît quelqu’un, plus on a de choses en commun avec lui et moins on aura besoin de mots justes et explicites pour communiquer ensemble. En bref, si l’on s’adresse à un individu qui vit comme nous, qui partage nos croyances et nos coutumes, qui subit les mêmes frustrations, et souffre de la même absence de perspectives sociales, cela ira sans dire...
Comment expliquez-vous un tel appauvrissement ?
A. B. : La ghettoïsation sociale, quelle que soit son origine, induit ainsi un tel degré de proximité et de connivence, que la réduction des moyens linguistiques utilisés apparaît comme une juste adaptation du langage
à des ambitions de communication réduites à la gesticulation et à l’éructation. Si le langage des « ghettoïsés » fonctionne, il ne fonctionne que dans les limites étroites qui ont durement marqué sa genèse. Il a été forgé dans et pour un contexte social d’enfermement où l’entre-soi compense l’imprécision des mots. Car lorsque le nombre de choses à dire est réduit, lorsque le nombre de gens à qui l’on s’adresse est faible, c’est la collusion qui autorise un semblant de communication.
Mais en dehors de son propre territoire, comment communiquer ?
A. B. : Hors de son territoire confiné, lorsque l’on doit s’adresser pacifiquement et explicitement à des gens que
l’on ne connaît pas, lorsque ces gens ne savent pas à l’avance ce que l’on va leur dire, cela devient alors une tout autre affaire. Un vocabulaire exsangue et une organisation approximative des phrases et des discours ne donnent pas la moindre chance de relever le défi de l’explication.
Confinée dans le cercle étroit du ghetto, la parole est très rarement sollicitée pour l’analyse et la problématisation. S’expliquer devient aussi difficile qu’incongru et beaucoup de citoyens en insécurité linguistique perdent peu à peu cette capacité spécifiquement humaine d’inscrire leur pensée dans l’intelligence d’un autre par la force des mots. Réduite à la proximité et à l’immédiat, la parole renonce, ainsi, au pouvoir de créer un temps de sereine négociation linguistique, seule capable d’éviter le passage à l’acte violent et à l’affronte- ment physique. Cette parole devenue éruptive n’est le plus souvent qu’un instrument d’interpellation brutale et d’invective qui banalise l’insulte et précipite le conflit plus qu’elle ne le diffère.
Comment expliquez-vous que les casseurs « jaunes » ou « noirs » passent à l’acte?
A. B. : S’ils passent à l’acte de plus en plus vite et de plus en plus fort, c’est parce que face à l’imprécision et à la pénu- rie de mots, l’école que l’on a trop longtemps négligée et la famille que l’on a trop longtemps bousculée n’ont pas adopté une attitude de résistance linguistique. Car c’est un combat quotidien et combien nécessaire que celui qui honore la distance contre l’immédiate proximité, qui loue la différence contre la ressemblance et qui exige enfin la précision contre la confusion.
Comment peut-on attendre de ces insurgés qu’ils participent au « Grand Débat », alors que la langue qu’on leur a transmise ne leur permet pas de franchir les obstacles, de jeter des ponts au-dessus des fossés culturels et sociaux qui les excluent.
Reconnaître les différences, les explorer ensemble, reconnaître les divergences, les oppositions, les haines et les analyser ensemble, ne jamais les édulcorer, ne jamais les banaliser, mais ne jamais leur permettre de mettre en cause notre commune humanité : voilà à quoi devrait leur servir une langue dont l’école et la famille auraient dû garantir l’unicité en leur inculquant les conventions non négociables qui lient une société quelles que soient ses fractures.
En d’autres termes, vous dites que tout débat est impossible?
A. B. : L’impuissance à communiquer avec ceux qui ne leur ressemblent pas leur rendra, effectivement, impossible toute tentative de débat pacifique, tolérant et maîtrisé. Elle les condamne à vivre dans un monde devenu hors de portée des mots, indifférents au verbe. S’expliquer y devient aussi difficile qu’incongru parce qu’on ne leur a pas transmis cette capacité spécifiquement humaine de transformer pacifique- ment le monde et les autres par la force des mots. Ils ignorent ce temps qui seul peut différer la violence ; ce temps où l’on peut s’exprimer, voire s’affronter avec des mots, plutôt que d’en venir aux mains... comme ils en viendront aux armes. L’impuissance linguistique a réduit certains des enfants de ce pays à utiliser d’autres moyens que le langage pour imprimer leurs marques : ils saccagent, ils meurtrissent, ils tueront parce qu’ils ne peuvent se résigner à ne laisser ici-bas aucune trace de leur éphémère existence. Leur violence se nourrit de l’impuissance à convaincre, de l’impossibilité d’expliquer, du dégoût d’eux-mêmes et de l’Autre.
Propos recueillis par Danièle Licata
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