TENDANCE. La crise des « Gilets jaunes » est le symptôme du mal-être largement lié à une dégradation du contexte local, comme la fermeture d’équipements publics et privés. Ce sont les conclusions du Conseil d’analyse économique dans une note qui vient de paraître. Selon Claudia Senik, une des auteurs, il est urgent de changer les politiques publiques. Explications.
RCL : Professeur d’économie à Sorbonne Université et à l’École d’économie de Paris, vous venez de publier une note avec vos confrères Yann Algan et Clément Malgouyres, Territoires, bien-être et politiques publiques. Quel était, à la base, l’angle de votre recherche ?
Claudia Senik : Le mouvement des « Gilets jaunes » a introduit nombre d’interrogations sur les inégalités en France. Nous souhaitions comprendre les origines, sur le terrain, du mécontentement qui a touché une grande partie de la population aux quatre coins du pays. Pour cela, nous avons étudié cinq caractéristiques des conditions de vie dans les territoires : l’emploi, la fiscalité locale, les équipements privés et publics, l’immobilier et le lien associatif. Nous avons mesuré l’évolution de ces cinq critères au sein de chaque commune au cours des dernières années. L’objectif étant d’évaluer pour chacune des dimensions le poids qu’elles représentent sur trois symptômes de mal-être : la mobilisation des « Gilets jaunes », le taux d’abstention lors des élections présidentielles, mais aussi le mal-être directement déclaré par les Français.
Qu’avez-vous découvert ?
C. S. : Les résultats de l’étude, qui a pris une année sur la base de données publiques, mais également du site www. gilets-jaunes.com, ont confirmé la forte influence de l’environnement local sur le mécontentement des habitants, au-delà même de leur situation personnelle. Plus concrètement, l’augmentation du taux de chômage, par exemple, exerce une influence négative sur le moral des populations, mais aussi sur leur comportement politique, même si elles-mêmes ont un emploi. Ce qui veut dire que l’on n’a pas simplement affaire à une concentration d’individus aux caractéristiques semblables, mais bien à l’influence du contexte local. Au-delà du niveau d’emploi, la variation du niveau de vie dans la commune, que l’on mesure par le niveau de revenu par habitant, joue également un rôle important : plus le niveau de vie médian de la commune s’élève, moins on observe d’événements « Gilets jaunes ». Quant à l’insatisfaction et à l’anxiété des individus, si elles dépendent du revenu de ces derniers, elles décroissent aussi avec le revenu médian de la commune. Ce qui veut dire, qu’à niveau de revenu égal, les populations sont moins anxieuses lorsqu’elles habitent dans une ville dite « riche » que celles qui résident dans une ville dite « pauvre ».
Parmi les critères d’analyses figurent les équipements publics et privés. Qu’avez-vous remarqué ?
C. S. : Pour illustrer l’impact de la fermeture d’équipements, nous nous sommes arrêtés sur le cas des commerces de détail et notamment des supérettes. Les résultats de l’étude démontrent que les communes qui ont perdu leur dernière supérette sont plus susceptibles d’avoir connu un événement « Gilets jaunes » et ont vu le taux d’abstention à l’élection présidentielle augmenter plus fortement que lors des scrutins précédents. C’est assez compréhensible, car nous constatons que les villes qui ont perdu une supérette, une épicerie ou plus largement vu fermer leur dernier commerce, sont systématiquement moins dotées en autres équipements que celles qui en ont conservé une. Et sans grande surprise, la fermeture d’un lycée, d’un cinéma ou d’une librairie-papeterie est souvent associée à une plus forte probabilité d’un événement « Gilets jaunes » dans la commune. Et lorsqu’il s’agit d’équipements de santé, l’impact le plus robuste est la perte du spécialiste en gynécologie. Il en va de même des services d’urgence.
Concernant la fiscalité et l’immobilier…
C. S. : Nos études montrent aussi que les communes qui ont connu un mouvement « Gilets jaunes » sont celles où les impôts locaux ont, en moyenne, davantage augmenté. Quant à l’immobilier, on constate que ce type d’événements se sont davantage produits dans des localités où le nombre de transactions immobilières avait chuté, signe d’une perte d’attractivité du territoire.
Et pour ce qui est le lien social, quelles sont vos conclusions ?
C. S. : L’augmentation du nombre d’associations rapporté à la population de la commune réduit la probabilité d’un événement « Gilets jaunes ». En revanche le lien direct entre associations et mécontentement politique est, lui, plus fragile.
Avez-vous établi une hiérarchie des facteurs de mécontentement ?
C. S. : Si l’on compare la taille des effets des différents facteurs d’insatisfaction, c’est la disparation d’équipements de santé et de commerces de proximité qui apparaît comme la variable la plus fortement corrélée au mécontentement. Le facteur fiscal arrive en deuxième position, suivi des dimensions immobilière et associative. Enfin, l’effet de la variation du taux d’emploi semble moins fort que les autres dimensions, même s’il joue systématiquement. Mais si l’on élargit l’étude non plus au niveau de la commune, mais à celui des bassins de vie, ce qui est plus pertinent, l’emploi redevient un facteur prédominant pour expliquer le mécontentement local.
À l’issue de l’enquête, quelles sont vos préconisations ?
C. S. : L’objectif des politiques territoriales doit être repensé pour viser davantage la qualité de vie et les critères de bienêtre de la population, au-delà des seuls objectifs économiques. L’action de l’État doit accompagner les politiques locales. Quant à l’accès aux services publics et de proximité, il doit être repensé de manière à favoriser le lien social.
Propos recueillis par Danièle Licata
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