Pour Patrick Artus, chef économiste de la Banque Natixis et professeur à l’École d’économie de Paris, la crise sanitaire a provoqué une récession violente sans précédent qui explique les mesures volontaires de la part de l’exécutif. Pour l’après-crise sanitaire, il défend une baisse des impôts de production pour soutenir l’investissement et les embauches des entreprises, et favoriser la relocalisation de secteurs stratégiques.
RCL: La crise sanitaire a plongé le monde dans une crise sans précédent. Quel est l’état des économies à ce jour [20 avril, date de l’interview]?
Patrick Artus: Tous les signaux de l’économie mondiale sont passés en quelques semaines au rouge vif. Après la Chine, l’Europe, l’Inde, cela a été au tour des États-Unis de plonger. En quelques jours, des millions d’emplois ont été détruits, sans pouvoir, comme en France, bénéficier de la mesure protectrice du chômage partiel. En fin d’année, le taux de chômage pourrait être de 20 %. Le gouvernement américain se mobilise pourtant avec un plan de relance massif et un chèque de 1200 dollars sous conditions de ressources pour tous les Américains. Soit un effort qui représente 10 % du PIB [produit intérieur brut, NDLR] américain! C’est deux fois plus qu’au moment de la crise de 2009. Et supérieur à ce qui avait été engagé par les États-Unis au début de la Seconde Guerre mondiale.
Comment évaluer l’impact de la crise du coronavirus sur l’économie en France?
P.A. : L’Insee [Institut national de la statistique et des études économiques] a chiffré à 35 % le recul mensuel du PIB avec le confinement, soit 3 points de PIB par mois de confinement. Dans le cadre de notre hypothèse, avec reprise progressive dès le mois de mai, le recul annuel du PIB pourrait atteindre au moins 8 % en France et 8 à 10 % dans la zone euro. Mais avec les pertes plus fortes encore dans les secteurs les plus touchés, qu’il s’agisse du transport aérien, du tourisme, de la restauration ou de la culture, et dans le cas d’une reprise beaucoup plus longue, la chute en France pourrait plutôt avoisiner les 10 % en 2020. Peu à peu, dès la fin du confinement, l’activité va reprendre pour tendre vers une normalisation, autour du quatrième trimestre de cette année. Pour autant, les composantes du PIB seront différentes, avec un retour de l’activité très fort dans le commerce en ligne et les télécoms, une activité ralentie dans le transport aérien et l’automobile, et des chutes violentes dans le tourisme, la restauration et la culture, les grands perdants de la crise sanitaire. L’immobilier de bureaux, avec la montée en puissance du télétravail, risque de s’effondrer. Ce qui pose, bien sûr, la question de la qualité des réseaux télécoms dans les territoires.
Quel peut être l’effet réel des mesures exception- nelles prises par les banques centrales et les États?
P.A.: En réaction à la crise du coronavirus, la Réserve fédérale (FED) américaine et la Banque centrale européenne (BCE) ont décidé de mettre en place une monétisation illimitée, c’est-à-dire de financer les pertes brutales d’activité par des achats de dettes publiques, via la création monétaire. En d’autres termes, les États supportent en totalité les croissances négatives en 2020 par une politique budgétaire massive à la hauteur des récessions. La logique de la politique menée en France est la même. L’État décharge les entreprises des salaires par le chômage partiel, et baisse ou reporte les impôts. Parallèlement, il tente de maintenir le revenu des ménages via des aides à la consommation, notamment pour les plus fragiles. Autant de mesures qu’il ajuste au jour le jour. Face à cette crise violente sans précédent, la priorité de l’exécutif est d’éviter l’explosion du nombre de faillites d’entreprises. Évidemment, la politique mise en place est à saluer. N’oublions pas qu’en 2009, le nombre d’entre- prises qui avaient mis la clé sous la porte avait été multiplié par quatre.
Qu’en est-il alors de l’orthodoxie budgétaire imposée par la BCE?
P.A.: La question ne se pose plus aujourd’hui, et la BCE n’a pas d’autre choix que de distribuer massivement de la monnaie aux entreprises et aux ménages sans contre- partie. Car il s’agit, encore une fois, de maintenir sous oxygène les entreprises et les ménages, pour ne pas couler et éviter ainsi un chômage de masse à l’issue de la crise sanitaire. En fin d’année, les déficits publics en France devraient atteindre 10 % du PIB alors que le taux d’endettement pourrait grimper à 115 % du PIB.
Faudra-t-il rembourser, à l’issue de la crise, ces déficits?
P.A.: Si François Villeroy de Galhau, gouverneur de la Banque de France dans une tribune au JDD a déclaré qu’il faudra à un moment rééquilibrer les comptes pu- blics, il n’y a pas de consensus sur le sujet. Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, et même Christine Lagarde, présidente de la BCE, s’y opposent. Je ne crois donc pas à un resserrage budgétaire à l’issue de la crise sanitaire. La seule solution est que la BCE achète cette dette et la garde dans ses livres sans les revendre. Une façon d’éviter des problèmes de financements pour les États. Car, n’oublions pas que l’activité ne reprendra que progressivement et que le gouvernement n’a pas fini de mettre la main à la poche. La hausse du chômage ne sera pas résorbée. Il faudra revaloriser les salaires des professionnels de santé, de la police... Et puis il faudra relocaliser des secteurs stratégiques. Ce qui coûtera des milliards. Les déficits publics resteront élevés même en 2021 et 2022. Et si on ne veut pas un mouvement antieuropéen violent, il faudra mutualiser les dettes. Sans cette solution, je ne suis pas sûr que l’Italie puisse, par exemple, financer 5 à 6 % de déficit public en 2021, car ces taux d’intérêt pourraient s’envoler.
Qu’est-ce qui vous inquiète?
P.A.: Ce n’est pas tant la dette des États que celle des entreprises qui sortiront bien plus endettées et adopte- ront le réflexe naturel qui consiste à améliorer leur bilan. Ce qui entraînerait une baisse de l’investissement et des embauches. Or moins d’investissement et moins d’em- bauches, c’est aussi moins de consommation et donc moins de croissance. J’ai peur que la croissance en 2021 atteigne à peine 3 % du PIB, alors qu’il faudrait au moins le double pour récupérer le niveau d’avant crise. D’où la nécessité de continuer à aider les entreprises qui auront besoin de mesures fortes d’aides à l’embauche et à l’in- vestissement. Une baisse de taxes de production serait non seulement un signe fort à leur égard, mais également une nécessité. Car il est désormais urgent de financer des relocalisations d’activités stratégiques comme la santé, les biens d’équipements pour les énergies renouvelables et les télécoms... Or cette fiscalité de production péna- lise aujourd’hui les sociétés qui élisent domicile sur notre territoire, et en particulier les entreprises industrielles. Restera à réfléchir comment compenser le manque à gagner auprès des collectivités locales.
Propos recueillis par Danièle Licata
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